Les Français contraints de se faire justice eux-mêmes ?
Publié le 11 Avril 2014
FIGAROVOX- Après les multiples affaires de légitime défense qui ont défrayé la chronique ces derniers mois, l'avocat Thibault de Montbrial dénonce le manque de fermeté de la justice face à une délinquance hyper-violente.
Thibault de Montbrial est avocat, spécialisé dans la défense de victimes de crimes et d'auteurs d'acte de légitime défense.
FigaroVox: La légitime défense n'avait pas été retenue dans l'affaire du bijoutier de Nice qui avait secoué l'opinion publique en septembre dernier… Selon vous, le principe de légitime défense est-il trop sévèrement encadré en France?
Thibault de Montbrial : Il faut tout d'abord préciser que si le Parquet n'a pas retenu la légitime défense dans l'affaire du bijoutier de Nice, il a ouvert une information judiciaire qui doit permettre à un juge d'instruction de faire notamment la lumière sur cette question. Quelle que soit sa décision à cet égard, il existera ensuite des voies de recours pour toutes les parties. Il faut donc souligner qu'aucune décision définitive sur la question de la légitime défense du bijoutier de Nice n'a encore été rendue, loin s'en faut.
D'une façon générale, je regrette que le principe de légitime défense fasse trop souvent l'objet d'une application théorique de la part d'une majorité de magistrats dont la profonde méconnaissance des réalités techniques et émotionnelles des situations de violence extrême est parfois confondante.
Je milite pour ma part pour l'appréhension d'une notion réaliste de «durée globale de l'action» pour apprécier l'immédiateté et la durée de la menace, et sortir de l'exigence actuelle absurde qui consiste à demander à une personne de bonne foi, qui s'est soudain trouvée face à un péril vital dans un état de stress extrême, d'être en mesure de justifier quart de seconde par quart de seconde de la légitimité de ses actes, ce qui est de surcroît rendu plus compliqué encore par les questions de stress post-traumatique que l'on observe bien souvent chez les personnes contraintes de se défendre dans ces conditions.
La «présomption de légitime de défense» a été proposée autrefois par Nicolas Sarkozy pour les policiers et dernièrement par Marine Le Pen pour toutes les victimes de braquage. Est-ce une bonne idée?
Une présomption légale consiste à inverser la charge de la preuve. L'instauration d'une présomption de légitime défense en faveur d'une catégorie de personnes définie soit par leur statut (en l'occurrence personnes dépositaires de l'autorité publique), soit par les situations extrêmes dans lesquelles elles se seraient trouvées, ne changerait en réalité pas les données du problème, qui résulte essentiellement de la façon absolument rigide et déconnectée de la réalité dont les magistrats appliquent trop souvent les critères de la légitime défense.
Quel intérêt de bénéficier d'une présomption, si c'est pour la voir aussitôt balayée par méconnaissance totale du sujet?
J'ajoute, qu'il existe actuellement deux présomptions légales de légitime défense qui, dans la pratique, sont le plus souvent écartées par les juges pour les mauvaises raisons déjà évoquées.
Pour ce qui est par exemple le cas des agressions à domicile, («home jacking») qui sont proprement insupportables et à propos desquelles les autorités communiquent très peu pour des raisons faciles à comprendre, le principe de réalité commande de se protéger et de protéger les siens sans attendre, et d'être certain que les indésirables vont se contenter de voler votre téléviseur plutôt que d'en profiter pour violer également votre femme et vous torturer pour obtenir le code de la carte bleue. Or, aujourd'hui la plupart des gens qui se défendent dans leur domicile se retrouvent poursuivis, ce que je trouve particulièrement choquant.
Le problème n'est donc pas tant la présomption, qu'une application réaliste et de bon sens des critères de la légitime défense.
Expulsions de roms manu militari par les habitants, bijoutiers armés, … pourquoi les individus sont-ils de plus en plus tentés de se faire justice par eux-mêmes?
Attention à la confusion! La légitime défense ne consiste pas à se faire justice soi-même ; il s'agit d'un acte de violence rendu légitime par sa nécessité, compte-tenu de l'exposition de celui qui s'y livre (ou d'un tiers qu'il côtoie) à un risque immédiat de mort ou de blessures graves. Il faut absolument distinguer cet acte qui consiste à «sauver sa peau», de celui qui consisterait à aller chercher une arme pour régler un différend longtemps après que celui-ci soit survenu (par exemple le cas des personnes qui, énervées après une bagarre où une expulsion de boîte de nuit, retournent chez elle chercher un fusil). Il faut le dire et le répéter: la légitime défense ne consiste absolument pas à se faire justice soi-même.
Et ceux des professionnels qui, comme certains bijoutiers, décident de s'armer, ne le font évidemment pas pour se faire justice, mais simplement pour être en mesure de «sauver leur peau» et celle des personnes présentes dans leur boutique dans l'hypothèse où une agression violente surviendrait qui mettrait leur vie ou celle des tiers présents en danger. Cela n'a rien à voir avec la justice privée, il est essentiel de le comprendre.
Depuis l'affaire du bijoutier de Nice, qui avait recueilli 1.6 million de «likes» de soutien sur Facebook, les français affirment leur sympathie croissante pour le droit à l'auto-défense. Ne faut-il pas la considérer comme une dérive potentiellement dangereuse?
Le droit de se défendre est un droit naturel de l'homme. Lorsque les premières sociétés se sont constituées, les individus qui les ont rejoint n'ont accepté de s'y regrouper que contre la garantie que le groupe allait assurer la sécurité de chacun de ses membres.
Qui se souvient qu'en 1789 le Comte de Mirabeau avait proposé au comité de rédaction de la Déclaration Des Droits de l'Homme d'y insérer l'article suivant: «tout citoyen a le droit d'avoir chez lui des armes et de s'en servir, soit pour la défense commune, soit pour sa propre défense, contre toute agression illégale qui mettrait en péril, la vie, les membres ou la liberté d'un ou plusieurs citoyens», et que ce comité a finalement renoncé à intégrer cet article» non pas en raison d'un prétendu risque pour l'ordre public, mais au contraire parce qu'il a été considéré à l'unanimité (ainsi qu'en attestent les travaux préparatoires de ce comité)qu'un tel rappel était inutile puisque «le droit déclaré dans l'article non retenu est évident de sa nature et l'un des principaux garants de la liberté civile et politique».
Dans la vraie vie, les auteurs de crimes sévissent rarement lorsqu'ils savent que les forces de l'ordre sont à proximité ; dès lors, leurs victimes se retrouvent livrées à elles-mêmes dans un temps de menace immédiat qui n'est pas compatible avec les délais nécessaires aux force de l'ordre pour se rendre sur place, à supposer qu'elles aient pu être prévenues. Demeuré seul face à ses agresseurs, l'individu n'a donc le choix qu'entre se soumettre et se défendre. Chacun réagit alors en fonction d'un certain nombre d'éléments objectifs et subjectifs propres à la situation qui le concerne (rapport de force, psychologie….) mais il est non seulement absurde mais contraire à la nature humaine que de condamner par principe la réaction de quelqu'un qui choisirait de se défendre dans des circonstances où les moyens de l'État ne lui permettraient pas d'être protégé en temps réel. Et s'il n'est évidemment pas question de déroger au principe de proportionnalité en ripostant par une violence excessive à une atteinte mineure, il n'est à l'inverse pas sérieux d'exiger une pleine mesure de la part d'un honnête citoyen qui se retrouve exposé seul ou avec sa famille à un risque criminel immédiat de violences très graves (meurtre, viol…). Il s'agit encore une fois de bon sens. Les visions angéliques ou, pire, dogmatiques ne changeront pas la réalité: le voyou prend son risque en connaissance de cause ; il choisi le lieu, le moment et les moyens de son forfait. En face, celui qui est contraint de se défendre ne saurait sérieusement se voir plus maltraité par le système judiciaire que son agresseur.
Imputer une prétendue dérive à ceux qui se défendent, et non pas à ceux qui multiplient les crimes avec des armes de plus en plus sophistiquées, relève d'une confusion entre la cause et la conséquence et constitue un signe extrême inquiétant quant à la capacité de nos élites à analyser les réalités.
Pour pallier au manque d'effectifs de la justice officielle, faut-il autoriser les milices d'autodéfense armées, comme c'est le cas aux États-Unis?
Les milices d'auto-défense armées sont interdites par le code pénal ; Il me semble que l'intérêt du débat, c'est de voir la Justice prendre en compte les situations de légitime défense avec suffisamment de bon sens et de réalisme pour éviter que de telles milices finissent par se créer dans la pratique. Or, la vision qui préside au débat public sur ces questions de délinquance sans cesse plus violente est aujourd'hui biaisé par un prisme sinon dogmatique, du moins souvent totalement déconnectée de la réalité, et ce pour au moins deux raisons:
Notre société connaît la paix depuis plus de 60 ans. Ce constat heureux induit néanmoins quelques effets dont
il faut avoir la lucidité de prendre conscience. Générations après générations, nos citoyens et donc ceux qui composent nos institutions (politique, administratif, judiciaire…) ont perdu l'habitude des considérations relatives à la violence physique.
Le retour observé depuis quelques années d'une délinquance hyper violente, armée, déterminée et imprévisible se heurte donc à un décalage dans la perception qu'en ont les institutions, judiciaires notamment, tant dans l'analyse que dans le traitement.
Notre société est également aveuglée par le syndrome inconscient de «l'omni-État providence».
Les citoyens de notre pays sont habitués depuis l'enfance à être pris en charge dans les différends domaines de leur existence et l'actualité regorge d'exemples sociaux ou économiques qui montrent combien est immédiat le réflexe de se tourner vers l'État lorsque quelque chose va mal, quel que soit le domaine considéré.
Ce réflexe profond a naturellement des conséquences sur le traitement des questions de sécurité. Ainsi, nos enfants assistent par exemple dès leur plus jeune âge à des conférences dans leurs écoles au cours desquelles des représentants de la loi viennent leur expliquer il ne faut surtout jamais se défendre soi-même.
Or, s'il est évidemment souhaitable, dans la grande majorité des cas, de chercher secours auprès des institutions dont c'est le rôle de protéger, il existe néanmoins des circonstances exceptionnelles dans lesquelles cette assistance est tout simplement impossible, des situations dans lesquelles il faut survivre.
Dès lors, tant que les citoyens de ce pays sentiront un décalage croissant entre la réalité de la délinquance sur le terrain et la façon dont ceux qui s'y opposent par la violence légitime (forces de l'ordre ou personnes qui ne se laissent pas faire) sont traités par l'institution judiciaire, le fossé se creusera jusqu'à peut être un jour susciter des dérives qu'il n'est pas trop tard d'empêcher en adoptant sur le plan légal et jurisprudentiel une réponse réaliste.