Le SDPM dans le Figaro : Essonne : plongée au cœur de la Grande Borne, cité minée par la violence
Publié le 20 Octobre 2017
ENQUÊTE - Isolés ou déscolarisés, les jeunes de ce quartier populaire d'Ile-de-France, entre Grigny et Viry-Châtillon, peinent à s'en sortir entre trafics, chômage et violence quotidienne. Malgré la surveillance accrue des forces de l'ordre, deux hommes ont été tués après un règlement de compte début octobre.
Huit heures trente. Comme chaque matin, les sonneries d'école retentissent dans la cité de la Grande Borne, à Grigny (Essonne). Comme partout ailleurs, les élèves rigolent, se chamaillent, puis rentrent dans le rang en silence. Pourtant, l'heure défilant, de nombreux enfants et adolescents sortent dans les rues. Certains s'amusent, d'autres errent sans but précis: 40% d'entre eux seraient déscolarisés, confie une source policière au Figaro. La moitié des jeunes sortent du système scolaire sans diplôme, selon un rapport de l'Inspection générale de l'éducation nationale (IGEN).
Émile Aillaud aurait-il raté son pari? En 1967, l'architecte a pensé, dessiné, puis construit la Grande Borne afin que les plus jeunes en soient les rois. Conséquence, une topographie très spécifique dans les rues de la cité. Exit les interminables HLM, place à de petits immeubles de quatre étages, souvent disposés en arc de cercle. Le tout forme de petites places, souvent pavées. Le piéton est roi, les voitures sont rares.
Pour tenter d'aérer la Grande Borne, la mairie a engagé depuis plusieurs années une politique de rénovation urbaine. De nouveaux logements sont en construction en bordure du «triangle». Dès janvier 2018, une ligne de bus traversera le quartier pour la première fois. L'idée: «désenclaver le quartier et lui redonner de la dignité», souligne le maire communiste, Philippe Rio. Et d'ajouter: «Parce qu'avant... c'était Beyrouth».
Avant, c'est encore maintenant. Aux rez-de-chaussée des bâtiments, de nombreux commerces. La plupart sont fermés ou désaffectés. «Hormis les jours de marché, c'est carrément mort ici», commente Hicham*, 25 ans. Le jeune homme passe ses journées à tourner entre la place aux Herbes et celle des Treilles, à 100 mètres l'une de l'autre. «On n'a rien à faire. Et quand on cherche du travail, on nous recale direct à cause de notre origine», déplore-t-il. Dans cette cité de 11.000 habitants - une des plus jeunes et pauvres de France -, le chômage dépasse les 40% chez les 15-24 ans.
Trafics
« Une ville pivot du trafic de drogue »
Sans travail, ni école, les jeunes se tournent vers l'argent facile. Quelques minutes suffisent pour apercevoir des sachets suspects se balader entre deux mains complices. «C'est une ville pivot du trafic de drogue dans le département», assure le délégué Essonne du Syndicat national de défense des policiers municipaux (SDPM). Tout y passerait: armes, cocaïne, pièces automobiles. En septembre dernier, plus de 30 kilos de cannabis ont été saisis et les autorités ont démantelé un réseau complet de trafiquants, nous révèle le syndicaliste.
«L'économie souterraine gangrène l'école. Les gamins préfèrent toucher 100 euros par jour pour faire le guetteur plutôt que d'aller étudier», constate Claude Carillo, secrétaire du syndicat de police Alliance dans l'Essonne. Abdelaziz Zemrani, président de l'association «Les enfants des deux rives», s'emporte: «C'est pas le Mexique ici! Y'a de petits vendeurs, oui. Mais le problème, c'est qu'on tape toujours sur les petits, sans trouver les grands trafiquants.»
«L'économie souterraine gangrène l'école. Les gamins préfèrent toucher 100 euros par jour pour faire le guetteur plutôt que d'aller étudier»
Hormis la drogue, la violence n'est pas rare. Il y a un an, une bande composée de dix-neuf personnes cagoulées jetait des cocktails Molotov sur un véhicule de police. Deux personnes avaient été grièvement brûlées. Le drame avait suscité un fort émoi et provoqué la grogne des policiers, dénonçant leurs mauvaises conditions de travail. Depuis, des brigades en tout genre (CRS, BAC, police nationale) soutenues par un hélicoptère sillonnent régulièrement cette zone de sécurité prioritaire. Fustigeant la baisse des dotations de l'État, la mairie de Grigny, déficitaire à plus de 12 millions d'euros, a récemment reçu 800.000 euros pour financer la vidéosurveillance et la création d'une police municipale. «Il faut que chacun des habitants puisse vivre en sécurité dans cette cité, qui est aujourd'hui une zone de sous-droit», clame Philippe Rio.
Les moyens supplémentaires mis en place ont toutefois permis de faire baisser la délinquance de 30%, indique une source policière. «C'est un calme éphémère», craint Fabien Lefèbvre, délégué départemental de l'Union nationale des syndicats autonomes de la police (Unsa). «Les forces de l'ordre ne pénètrent qu'en nombre à la Grande Borne», témoigne un policier. «On vient ici avec la notion de guet-apens permanent. À tout moment, on peut se faire caillasser notre véhicule», relève un autre. Le jeune Enzo*, habitant du quartier «depuis toujours», ne conteste pas ces propos: «Faut pas s'étonner. Quand ils viennent, c'est pour nous agresser, pour réprimer». «Au lieu de surveiller et protéger, ils font les Robocop avec leur gilet pare-balle et leur casque», abonde Abdelaziz Zemrani. «Ne vous habillez pas en flic. Ne prenez pas de photos. Sinon ils risquent de casser votre téléphone».
Fragilités
Le 5 octobre dernier, deux frères âgés de 26 et 28 ans sont morts après un règlement de compte. L'auteur présumé, âgé de 22 ans, a sorti une arme à feu et abattu ses victimes d'une balle dans la tête. Il a été interpellé et écroué samedi, après avoir fui dans l'Hérault. Nazha Boulakhrif, présidente de l'association «Jeune Charity France», a travaillé dans le domaine éducatif à la Grande Borne. «Choquée» par ce fait divers, elle connaissait le tireur présumé: «C'était un élève brillant. Je ne comprends pas. Sa mère, c'est une musulmane pratiquante, une femme très carrée. Pour moi, après ce drame, on a perdu trois enfants: les deux jeunes décédés, et le tireur qui ira en prison». Abdelaziz Zemrani, lui, tente de comprendre: «Ce n'est pas de leur faute. Ils quittent l'école dès le collège et n'ont aucun avenir. Mettez-vous à leur place. Abandonnés dans une cité, les majeurs vont prendre les mineurs sous leur aile et les inciter à faire des bêtises».
Aujourd'hui, «entre un et deux tiers» des enfants de la cité n'ont pas le Français pour langue maternelle
Habitant de la Grande Borne depuis 48 ans, Abdelaziz Zemrani se souvient: «Ça a toujours été une ville cosmopolite. Mais avant, c'était bien, il y avait même de petits patrons! Puis ça a commencé à se dégrader après l'élection de Mitterrand, en 1981. Les Européens ont commencé à partir, les Algériens aussi.» Aujourd'hui, «entre un et deux tiers» des enfants de la cité n'ont pas le Français pour langue maternelle, affirme le maire Philippe Rio. Selon l'édile, les différentes crises «sociales et économiques» ont accéléré les problèmes liés au quartier. «Les populations qui trouvent les moyens financiers de partir sont remplacées par des personnes encore plus fragiles. On doit recommencer tout notre travail à chaque fois», raconte-t-il.
Et qui dit population fragile, dit radicalisation potentielle. Amedy Coulibaly, le terroriste de l'Hyper Cacher, a grandi à la Grande Borne, au sein d'une famille de dix enfants. Selon plusieurs sources policières au Figaro, Grigny serait un terreau favorable à l'islamisme radical. Pourtant, aujourd'hui, les habitants refusent d'être «mis dans le même sac». «Ici il n'y a pas de radicalisation. Il y a beaucoup de femmes de tous âges qui portent le voile, mais ça n'a rien à voir. On est loin de Corbeil-Essonnes, où l'on peut voir des personnes couvertes de la tête au pied», conteste Nazha Boulakhrif. Abdelaziz Zemrani, lui, se souvient de prêcheurs il y a vingt ans, mais «plus rien» maintenant.
Tissu associatif
Malgré la violence et les carences du «triangle» de la Grande Borne, les associations tentent de se mobiliser. Au rez-de-chaussée d'un des nombreux immeubles de la cité, on trouve le local de l'association «C'est ma vie à Grigny». Sandrine Bellon, la présidente, aide enfants, adolescents et adultes en difficulté via de nombreux ateliers et activités d'apprentissage: «Ils ont besoin d'être entendus, écoutés, respectés. C'est beau de les voir développer leurs compétences. Ils en ont le droit, eux aussi», explique-t-elle. Mais l'association est confrontée à des problèmes financiers et matériels: le local de 85 mètres carrés ne comporte pas de fenêtres, l'électricité y a été coupée un temps, et le chauffage est inexistant. «L'hiver dernier, il faisait 14 degrés, alors les enfants sont partis progressivement», déplore la responsable.
Avec son association «Jeune Charity France», Nazha Boulakhrif tente pour sa part de combattre la précarité. «On récupère de la nourriture et des vêtements et on fait des distributions aux familles dans le besoin. On accompagne les enfants en situation précaire vers la scolarisation, on organise des fêtes, des activités sportives. On se doit d'être solidaires», souligne-t-elle. L'association «Les enfants des deux rives», elle aussi, tente d'épauler les plus désorientés. Au programme, de l'aide en tout genre, des devoirs à la recherche d'emploi en passant par les formalités administratives. Le maire Philippe Rio abonde que 20 postes (en équivalent temps plein) ont été créés à la rentrée dans les écoles de la ville. Selon lui, «le droit à l'éducation est essentiel».
Le Figaro